mercredi 10 février 2016

Jacques Lazarus, un homme engagé



Le 15 juillet 2015, j'ai eu l'occasion de lire ce texte à une table ronde en hommage à mon bien aimé grand-père, Jacques Lazarus. 


Mais moi, je suis aux avant-postes et je combats de mon plein gré, jusqu’à l’épuisement complet de mes forces…
Pourquoi suis-je sorti pour combattre aux avant-postes ?
Pourquoi ai-je attiré l’attention sur moi ?
Pourquoi suis-je maintenant inscrit sur la première liste de l’ennemi ?
Je ne sais pas.
Une autre forme de vie ne me semblait pas valoir la peine de vivre.

Texte de Kafka que grand-père a mis en tête de l’avant-propos de son livre Juifs au combat, livre témoignage sur son action et celle de ses camarades au sein de la Résistance Juive, écrit au lendemain de la guerre.

Je souhaiterais vous dire quelques mots sur la période de 1916 à 1945 ainsi qu’un témoignage personnel. La première partie de ce texte a été écrite à partir de témoignages directs, de quelques articles, de son livre Juifs au combat, mais aussi grâce au livre de Jacques Bernard Sadon : Jacques Lazarus, itinéraire d’un juif de France dans le siècle.

Jacques Lazarus est né le 2 septembre 1916 à Payerne, en Suisse. En Suisse, car ses grands-parents maternels, juifs alsaciens patriotes, avaient quitté volontairement l’Alsace après la défaite de 1870 ne voulant pas rester sous domination allemande. En 1922, la famille s’installe à Luxeuil-Les-Bains. Il est le cadet de la famille, sa sœur aînée Denise est née en 1915. A 15 ans, il part à Strasbourg, à l’Ecole de travail israélite du Bas-Rhin pour apprendre le métier de mécanicien dentiste mais il comprend assez rapidement qu’il n’est pas fait pour un métier manuel. Il décide alors de devancer l’appel et s’engage volontairement dans l’armée. Affecté au 152ème régiment d’infanterie, le 15-2, stationné à Colmar, il se destine alors à une carrière militaire. Il fait la drôle de guerre avec son régiment, et après la défaite fait partie de l’armée de cent mille hommes tolérée par les Allemands. Le 26 août 1941, il est exclu de l’armée parce que juif en application des dispositions du statut des juifs du 3 octobre 1940. Cette exclusion est relativement tardive, il pensait que c’était grâce à l’estime que lui portaient ses supérieurs. En effet, dans la demande qu'il avait faite auprès du commissariat général aux questions juives, afin d’être relevé de l'interdiction d'être soldat, demande qu’il regretta d’avoir fait par la suite, le colonel Badel a écrit : « moralité parfaite, conduite et tenue au-dessus de tout soupçon. Sentiments élevés entièrement et uniquement français ».
En février 1943, après des tentatives infructueuses d’entrer en Résistance, il décide de passer en Afrique du Nord pour combattre auprès des Forces Françaises Libres. Il rencontre un passeur à Toulouse, rendez-vous est pris pour l’expédition mais il décide de rentrer vers Lyon pour préparer son départ. C’est dans le train Toulouse-Lyon qu’il retrouve Ernest Lambert, compagnon d’études à Strasbourg, Ernest le convainc qu’un juif courageux peut faire plus et mieux, que son devoir est de rester en France là où il est le plus utile. Ainsi, il rentre dans l’Armée Juive, et devient le capitaine Jacquel. Il s’occupera de la formation militaire, armement, topographie, entrainement physique, stratégie de combat et sera affecté à diverses missions à Grenoble puis en janvier 1944 à Toulouse où lui est confiée la mission de mettre en place un maquis autonome dans le Tarn. En mars 1944, il récupère un parachutage allié lâché par erreur dans la région du Tarn.
En avril 1944, l’AJ souffrant d’un manque d’arme, prend contact avec Charles Porel, agent de l’Intelligence Service qui s’est engagé à lui fournir un important matériel militaire. Un accord fut conclu le 11 juillet 1944 et il fut décidé que deux membres de l’AJ se rendraient à Londres afin de ratifier cet accord. Ainsi, le 17 juillet 1944, Jacques Lazarus monte à Paris avec le rabin Kapel. Un émissaire les attend et doit les conduire au terrain clandestin de vol. Sortant du métro, ils montent dans une voiture, l’émissaire se place à l’avant, et après quelques cinq cent mètres, l’homme se retourne et braque un pistolet sur eux. L’organisation est tombée dans un guet-apens, Charles Porel, de son vrai nom Karl Rehbein était un agent double au service du contre-espionnage allemand, l’Abwehr.
Ils sont conduits au siège de la Gestapo. Les gestapistes surgiront le lendemain dans le local où une réunion de l’AJ, organisée par ce même Charles Porel devait avoir lieu, et embarquèrent tous les membres présents. Ce même jour, Jacques Lazarus et René Kapel sont conduits à la prison de Fresnes, puis à Drancy. Le 17 août 1944, Brunner s’acharne à obtenir un wagon de déportation pour les résistants, appelés des terroristes et quelques notables. Ce sera le dernier convoi qui partira de Drancy, le convoi des 51 otages. Le wagon est attaché à un convoi militaire. Avant de partir, les résistants récupèrent d’internés quelques outils ayant dès le départ la ferme intention de s’évader. Le convoi avance lentement, interrompu par les bombardements alliés. Ainsi, chaque fois, les travaux au sein du wagon pour dégager une ouverture sont interrompus. Trois jours plus tard, ils constatent avec joie qu’après la gare de Laon, le train repart en sens inverse. La voie étant coupé, le wagon qui était placé en tête de convoi se retrouve en queue, l’évasion devient alors possible. Elle aura lieu pendant la nuit du 20 au 21 août 1944, le convoi se trouve à hauteur de Morcourt dans l’Aisne. Ils réussissent à dévisser la barre de la lucarne ce qui permet une ouverture vers l’extérieur, c’est par là qu’ils s’évaderont. Episode tragique, car ce ne sera qu’une partie des déportés qui s’évaderont, menacés par les allemands d’être tous exécutés si certains s’évadaient. Grand-père racontait avec tristesse l’histoire de la famille Kohn déchirée entre la volonté du père que la famille reste unie et celle de son fils aîné qui voulait s’évader. Ce dernier a finalement sauté du train avec une de ses sœurs, seul le père de famille reviendra. Après des kilomètres de marche, Jacques a très mal à la jambe et ne peut plus avancer, il décide de faire du stop. Une voiture allemande remplie de soldats de la Lufftewaffe s’arrête et il voyage avec eux pendant 80 km. Puis il s’arrête à Jaux où il est recueilli par la famille Ledot, boulanger avant de rejoindre Paris.

Je me souviens de mon grand-père témoigner et raconter inlassablement ce qu’il avait vécu pendant la guerre, sans jamais oublier lors de son allocution, de rappeler le courage de ses camarades d’infortunes tragiquement disparus. Parmi eux : Ernest Lambert, Mila Racine, Maurice Loebenberg, alias Cachoud. Il leur rendra hommage dans le recueil Combattants de la liberté, supplément du journal Information Juive en 1995.
Grand-père était un homme d’action et de combat, il disait toujours, « il faut vivre indigné ». Il était aussi, profondément modeste, le devoir et l’honneur l’animaient sans cesse et dictaient ses actions. Respectueux de son corps, je ne l’ai jamais entendu se plaindre du boitement de sa jambe, handicap qui n’a jamais été élucidé mais qui est probablement survenu lorsqu’il a sauté du train. En revanche il luttait et pester souvent contre ce naufrage qu’est la vieillesse, contre ce corps qui ne réagissait plus comme avant.
Il avait de grands principes qu’il nous a transmis, nous rappelant par exemple lors de nos séjours ensemble pendant les grandes vacances, que le monde appartient à ceux qui se lèvent tôt et que notre chambre devait être bien propre et rangée car la reine d’Angleterre allait arriver incessamment sous peu pour l’inspecter.
Il était un travailleur acharné. Après avoir quitté le journal à l’âge de 82 ans, il continuait encore à travailler, corriger, relire les textes qu’il écrivait ou recevait. Il travaillait aussi à l’entretien et la tenue de sa maison, ramassait les feuilles mortes, fermait volets, rangeait chaises et coussins, refusant de marcher avec sa canne, grand-mère disait alors toujours « il fait des bêtises ». Grand-mère, Jeanine Lazarus, née Cherki avec qui il a partagé sa vie pendant 64 ans était aussi une battante, une maîtresse de maison exceptionnelle, femme aimante et aux petits soins, et qui a fait route avec lui dans l’ombre tout au long de sa vie.

Il était croyant mais non pratiquant, il avait un grand respect pour toute cérémonie religieuse. Il aimait profondément la France et Israël, comme a résumé pertinemment en une phrase, l’historien Kaspi dans sa conclusion lors de l’hommage rendu à Paris il y a quelques mois : « il incarnait une certaine catégorie de juifs français : « ce n’est pas parce qu’ils sont français qu’ils doivent oublier d’être juif et ce n’est pas parce qu’ils sont juifs qu’ils doivent oublier d’être français ». Lorsqu’il décide d’entrer en Résistance, il choisit de se battre en tant que juif et s’engage dans un mouvement juif et sioniste. Il aurait pu comme sa sœur, Denise Ducas lutter aux côtés des FFI. Denise était aussi résistante, elle avait le rôle de « Boite aux lettres ». Arrêtée en août 1944, elle sera torturée puis libérée grâce aux FFI, lors de la libération de Saint-Etienne.


Depuis que j'ai moi-même décidé de vivre en Israël, je me suis toujours demandée pourquoi lui, si sioniste n'avait jamais fait ce pas, lui qui a justement vécu le statut des juifs en France. De très nombreux camarades de Résistance sont partis après la guerre, lui est resté profondément fidèle à la France et aux communautés de diaspora juives en Algérie puis à Paris. Je me rappellerai toujours ce jour d'août 2011, où je vins dire un au-revoir à mes grands-parents avant de m'envoler pour Israël. Je l'ai rencontré à l'entrée du square, marchant avec son déambulateur, faisant sa promenade quotidienne malgré le mauvais temps. Je lui dis que dans quelques jours, je partais pour Israël, et là il me répondit, avec un air affirmé : « tu as raison, tu as tout à fait raison ».